Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Je suis Stéphane, j'ai 55 ans. Je vis à Cognac depuis 6 ans. Je dirige le théâtre de l’Avant-Scène.
J’ai toujours travaillé dans le milieu de la culture. Après avoir fait des études d’économie et de gestion, et en parallèle, d’histoire de l’art. Je suis un pur produit de gestion, gestion des ressources humaines et économiques, mais avec cette volonté de travailler dans le milieu culturel depuis très jeune.
À force d’exercer dans ce milieu, je comprends pourquoi je n’ai pas suivi le chemin vers lequel mes études d’économie m’emmenaient. Il y a un intérêt pour moi à brasser des idées à chercher du sens. En fait, j’adore cette émulation. J’adore les idées qui émanent de cette recherche de savoir où va le monde.
La question du sens est importante et, inconsciemment, je me dis que je ne l’aurais pas
trouvé en exerçant les métiers auxquels me destinaient ces études.
D'où venez-vous ? Quand et comment êtes-vous arrivé(e) ici, dans cette région ?
Je vis ici depuis 6 ans mais je suis d’origine bretonne. Je brandis cela comme un étendard. Cela à beaucoup de sens pour moi. Car la Bretagne dit quelque chose de ce qu’est une culture régionale. C’est une région dans laquelle il y a un vrai sens de la sociabilité. Il y a une histoire qui porte une culture, qui amène à une culture. Peut-être que tout cela est un récit entretenu mais, après tout, nous fonctionnons tous à partir de récits. Dans tous les cas, la Bretagne est une région qui a du sens pour moi. Ensuite, je suis allé vivre dans d’autres régions, près de la Suisse en Haute-Savoie, en Loire-Atlantique.
Le milieu naturel est réduit à une forme utilitaire.
À quoi ressemble votre quotidien ?
Je vis avec ma femme dans un appartement que nous louons, qui a des avantages : sa taille, sa luminosité mais qui est aussi une passoire thermique. Il n’est pas vertueux. Cela pose deux questions : une question de confort même si c'est très individualiste, et une question beaucoup plus collective et plus large : un lieu comme celui-là gaspille de l’énergie et de la ressource.
La réponse que nous avons trouvée, c’est de déménager. Trouver quelque chose de plus conforme à la consommation énergétique d’un couple comme le nôtre. Ou bien nous décidons d’acheter.
Acheter en centre-ville parce que cela facilite certaines choses. Mais peut-être acheter en Bretagne aussi. Une belle manière de mettre fin à ce récit fantasmatique.
Sinon, je passe le plus clair de mon temps sur mon lieu de travail : le théâtre.
Je me déplace à pied ou à vélo pour aller au travail, en voiture quand je sors de Cognac, parfois en train.
Nous mangeons exclusivement bio et de saison. Alors, il y a une chose très paradoxale : je suis amateur d’huîtres, j’adore ça ! Et je ne mange que des huîtres naturelles, nées en mer, non triploïdes (des huîtres stériles après modification des chromosomes). Pour en trouver, je suis obligé d’aller à Jarnac, vingt bornes avec une voiture diesel, chaque semaine, pour trouver mes huîtres. Il est là, le paradoxe. Si tu décides de manger en respectant les saisons, pas de fraises en hiver par exemple, comment accepter de manger des huîtres qui sont dopées aux antibiotiques comme des poules dans un poulailler industriel. C’est impensable pour moi mais, dans le même temps, je pollue… Alors qu’habitant le centre-ville, je peux faire cent mètres à pied pour trouver des huîtres sans polluer ! Dans ce cas, j’encourage une production qui ne me convient pas...
Face à un paradoxe, il n’y a qu’un choix. C’est anecdotique, mais très symbolique : la pollution que provoque ma voiture est invisible alors que l’huître que j’ingurgite, elle, est tangible ! Je la touche. Manger quelque chose qui est tangible me pose plus de problèmes qu’une pollution invisible.
Cela rejoint l’enquête qui dit que 70% des consommateurs de la Biocoop achètent bio avant ou pour le bien propre et que seuls 30 % intègrent dans leur démarche la sauvegarde des sols et autres biodiversités.
Qu'aimez-vous dans votre lieu de vie ?
J’ai toujours fantasmé la grande ville. Même si, au bout du compte, nous n’avons jamais habité dans une grande ville. Là où nous l’avons frôlé, c’était à Genève.
Finalement, je me rends compte que cet endroit, cette ville moyenne de Cognac, m’est agréable. C’est peut-être l’âge ? À 50 ans, on ne cherche pas la même chose qu'à 20 ans. Je m’en rends bien compte quand on recrute des gens pour le théâtre. Cette ville est plutôt agréable à vivre. Par sa taille, par la façon dont elle est configurée.
Mais il n’y a pas assez de pistes cyclables.
Qu'aimez-vous dans votre région ?
La lumière et le climat.
Quels sont les endroits, situations, moments où vous vous sentez le mieux dans votre quotidien ?
La mer !
En Nouvelle-Aquitaine, nous sommes dans un assemblage qui créé de la multiplicité.
Je trouve cela assez joyeux parce que tout est à faire. C’est quelque chose qui naît.
À l’inverse, quels sont les endroits, ou situations, où vous ne vous sentez pas bien ?
Je ne suis pas certain d’être vraiment à l’aise quand je traverse la campagne.
Ce n’est pas vrai pour toute la Charente. Toute cette campagne proche et autour de Cognac, sous des apparences vertes et feuillues, elle est comme soumise. Le milieu naturel est réduit à une forme utilitaire. Il n’y a que cela. Les pesticides ne se voient pas mais on peut juste imaginer dans quel état se trouvent le sol et le sous-sol. La marque de l’homme est hyper-présente. C’est peut-être vrai en ville aussi mais c’est d’autant plus flagrant et plus dérangeant dans un milieu dit naturel. Comment et pourquoi l’Homme contraint la Nature avec une telle force ? Et pour quelle raison ? Pour que la nature lui fournisse ce qu’il souhaite, ce qu’il désire. Nous ne parlons pas de besoins vitaux, mais bien de fantasmes mercantiles.
Qu'est-ce qu'habiter ici vous permet (de faire, de vivre…) ?
J’aime la taille de la ville. Et cela nous facilite la vie d’être au centre.
Qu'est-ce qu'habiter ici vous empêche de faire ou de vivre ?
Cela ne m'empêche pas de faire quoi que ce soit.
Si vous aviez le pouvoir politique de changer une chose dans la région, quelle serait-elle ?
J’ai vécu un tout petit peu dans cette région avant qu’elle ne devienne aussi grande, nous parlions alors de la région Poitou-Charentes. C’est un gage d’ouverture que ces trois régions aient fusionné. Je ne sais pas très bien ce qui la caractérise. Je ne sais pas son identité, mais ce n’est pas très grave. Dans tous les cas, c’est une identité multiple. Contrairement à la Bretagne qui a une identité forte, qui porte une langue et une culture, alors qu’ici, en Nouvelle-Aquitaine, nous sommes dans un assemblage qui créé de la multiplicité.
Je trouve cela assez joyeux en fait ! Vraiment parce que tout est à faire. C’est quelque chose qui naît. Il y a quelque chose à inventer là.
Comment et pourquoi l’Homme contraint la Nature avec une telle force ? Et pour quelle raison ? Pour que la nature lui fournisse ce qu’il souhaite, ce qu’il désire. Nous ne parlons pas de besoins vitaux mais bien de fantasmes mercantiles.
Comment voyez vous votre région dans 5 ans ? dans 10 ans ?
Que représente l’échelon régional pour l’Etat ? C’est très ambigu cette histoire. Si l’on compare, par exemple, avec l’Allemagne où les länder ont un pouvoir presque autonome. Ce sont des espaces qui, politiquement, sont influents. Je pense qu’il est important d’aller vers cela en France. Cela permettrait de donner un vrai pouvoir à la décentralisation. L’échelon régional peut avoir une vraie fonction politique dans son rapport avec le pouvoir central qui ne doit pas forcément être régalien. C’est une vraie puissance, mais aussi parce que l’échelon régional permet des particularismes, des spécificités que l’échelon national ne peut pas.
Sans connaître tous les tenants et les aboutissants, une région qui a cette taille peut sans doute fournir à ses habitants les ressources nécessaires. La question du local donne matière à débat. Le local, c’est bien jusqu’à ce qu’il se transforme en localisme... De toutes les manières, tous les termes qui se terminent en “isme” sont problématiques. C’est là qu’il faut trouver le point de bascule. Le pire danger, c’est la ghettoïsation. La question de la régionalisation est donc importante pour faire circuler, entretenir les circuits courts et ne surtout pas tomber dans le localisme. C’est le danger de la Bretagne.
Il y a un besoin crucial de politique, un politique qui fasse rêver, un politique capable de nous projeter. C’est vrai pour tout un chacun, pour les jeunes aussi. C’est une vraie nécessité que de donner aux jeunes cette capacité de projection. Ils ont aussi besoin de cette nourriture-là !
Selon vous, que faudrait-il préserver ?
Comment combiner l’amélioration et la préservation dans chacun des territoires ? Comment fait-on pour arrêter de produire du Cognac comme nous le faisons aujourd’hui sans complètement arrêter car ce n’est pas possible sans détruire un écosystème ? Comment conserver un savoir-faire, une agriculture, la confection d’un produit, et comment l’améliorer en prenant de la distance ou en le remettant dans un espace plus vaste ? Le Cognac est une marque de l’économie régionale.
Cette question n’est pas typiquement régionale et j’exerce mon métier en région.
Nous fonctionnons tous autant que nous sommes sur la base d’imaginaires. L’imaginaire économique, la croissance par exemple est un imaginaire. Sur tous les sujets, l’imaginaire nous procure des manières de voir et de ressentir les choses. Il se produit de plus en plus souvent des phénomènes extrêmes. Une manière de gérer ces phénomènes, c’est de travailler sur nos imaginaires. Vivre sur d’autres modes. Comment faire ? Comment modifier des imaginaires ? C’est très complexe, cela prend beaucoup de temps. Je pense que la culture est un endroit qui peut contribuer à agir sur ces imaginaires. Nous ne pouvons pas les changer comme avec une baguette
magique. Mais bon, une fois que l’on a dit cela, il faut regarder comment fonctionne ce milieu, celui de la culture. Ce milieu au-delà de sa manière de voir un peu édulcorée.
Une manière où l’art et la culture porteraient un certain regard sur le monde. Quelles sont les valeurs en réalité portées ? Le discours en vigueur dans ce milieu est un discours très vertueux. Depuis le retour aux affaires, après le confinement, on regarde ce qui se dit, on lit des éditoriaux qui parlent beaucoup du vivant, il y a comme une célébration du vivant de la part des gens qui travaillent dans la culture. Et puis, on regarde ce qui se passe une fois l’éditorial lu et on se rend compte qu’en fait, notre monde de la culture ne fait qu'entretenir un modèle très productiviste. On ne fait rien d’autre que d’entretenir l’imaginaire que l’on vient de dénoncer. Je pense que l’on a
les moyens d’agir sur les imaginaires et donc sur les situations extrêmes. Pour y parvenir, il nous faut changer notre manière de fonctionner, pour le moins quitter un modèle parfaitement néolibéral. Nous fonctionnons aujourd’hui comme n’importe lequel des secteurs économiques. Nous fonctionnons sous le diktat de l'affluence. Nous fonctionnons sur le mode productiviste, consummériste. Notre crédo est la quantité. L’art peut nous permettre de travailler et de changer cet imaginaire. Mais en tout cas par l’art, le monde culturel peut contribuer à changer les imaginaires. À condition que lui-même se transforme.
Et dans ce demain que vous imaginez, de quoi avez vous besoin pour vous sentir vraiment bien ?
Il y a vraiment un besoin vital de se projeter. Combien de choses aujourd’hui fonctionnent comme des écrans qui viennent perturber ces projections ? Et la projection, c’est quoi ? Le politique à un rôle très évident à jouer. Le politique n’est pas celui qui doit gérer à court terme, mais bien celui qui a une vision. Être capable de changer les imaginaires, c’est être capable de se projeter. Sans vision qui dépasse le bout du nez du quotidien, pas de projection possible. Et donc pas de capacité de transformation réelle ! Ou pour le moins, elle serait fortement freinée, empêchée. C’est vraiment un point essentiel. Il y a un besoin crucial de politique, un politique qui fasse rêver, un politique capable de nous projeter. C’est vrai pour tout un chacun et pour moi en particulier. C’est aussi vrai pour les Jeunes. C’est une vraie nécessité que de donner aux jeunes cette capacité de projection. S’il faut leur donner à bouffer, ils ont aussi besoin de cette nourriture-là !